Musée des peintres de Barbizon

Simon Mathurin-Lantara, précurseur de l’école de Barbizon ?

Simon-Mathurin Lantara (1729-1778) : un peintre paysagiste du 18ème siècle et sa légende.

Les origines d’une légende

Comment Lantara s’est-il vu attribuer le rôle de précurseur de l’école de Barbizon ?

La plupart des ouvrages consacrés au mouvement artistique désigné sous le nom d’école de Barbizon, qui a connu son épanouissement entre les années 1820 et 1870 environ, indiquent un certain nombre de « précurseurs » venus pratiquer la peinture de paysage dans la forêt de Fontainebleau dès avant le début du XIXe siècle.

Parmi eux, Simon-Mathurin Lantara (1729-1778) est un des plus fréquemment cités. Pourtant, l’œuvre de ce paysagiste, décédé quarante ans avant le véritable développement de la peinture de plein air dans le massif bellifontain, évoque davantage celle de ses contemporains, tels que Claude-Joseph Vernet ou Jean Pillement, que celle de Théodore Rousseau ou de Narcisse Diaz de la Peña.

On peut donc se demander comment Lantara s’est vu attribuer ce rôle de précurseur.

Lantara, un inconnu célèbre

Une biographie incertaine

On connaît peu de choses de la vie de Lantara.

L’ouvrage que lui a consacré en 1852 Émile Bellier de la Chavignerie a permis d’établir avec certitude, grâce à la découverte de documents d’archives, que le futur peintre était né à Oncy-sur-École, près de Milly-la-Forêt, dans le sud de l’actuel département de l’Essonne, le 24 mars 1729.

On ignore à quelle date et pour quelles raisons Lantara s’est établi à Paris où il a mené une modeste carrière artistique (il n’était membre ni de l’Académie royale de peinture ni de l’Académie de Saint-Luc, pourtant plus ouverte aux artistes parisiens) et où il est décédé, à l’hôpital de la Charité, le 22 décembre 1778.

Une notoriété posthume grâce à un vaudeville

Curieusement, Lantara va connaître dès le début du 19ème siècle une notoriété posthume grâce au succès d’un vaudeville dont il est le héros et qui est joué pour la première fois en 1809.

Cette pièce, qui va être reprise pendant plusieurs décennies, est bâtie sur des données biographiques en grande partie fictives : Lantara y est montré comme un peintre d’histoire et de portraits, l’auteur lui attribue une fille qu’il n’a jamais eue et ses démêlés avec un marchand de tableau exploiteur de son talent paraissent de pure invention.

Surtout elle va contribuer à lui forger une personnalité de buveur insouciant dont il est difficile de dire si elle avait quelque fondement réel.

Sa popularité relayée par de nombreux textes de fictions

Ce premier succès, dans un contexte où des amateurs commençaient à rechercher les œuvres de l’artiste, va générer un grand nombre de textes consacrés à Lantara – d’autres pièces de théâtres, des nouvelles, romans et feuilletons de journaux, des biographies presque totalement inventées – qui vont se succéder jusque dans les années 1880 et vont donner à son nom une indiscutable notoriété.

Il va ainsi devenir l’archétype anachronique de l’artiste bohême (figure éminente de la vie et de la littérature parisiennes du milieu du XIXe siècle) que sa vie dissolue et le manque de sérieux dans la gestion de sa carrière vont conduire à la misère et à une fin prématurée à l’hôpital.

Les textes de fiction vont pour longtemps brouiller l’appréhension de l’œuvre de l’artiste à la fois parce que certaines des « légendes » qui se développent autour de son nom concernent directement sa production et parce que cette notoriété un peu usurpée conduit fréquemment à lui attribuer abusivement des œuvres en mal d’auteur : la méconnaissance de son œuvre, jamais étudié sérieusement, a facilité ces attributions.

Lantara et la forêt de Fontainebleau

Un lieu de naissance longtemps ignoré

Jusqu’aux recherches de Bellier de la Chavignerie, on ignorait le lieu de naissance de notre artiste.

Il est cependant probable que la mémoire collective avait gardé une trace confuse de ses origines car l’auteur des Recherches sur Lantara l’avait constaté lui-même, ce sont uniquement des communes du sud de l’Ile-de-France – Montargis, Fontainebleau, Melun, Achères, Chailly-en-Bière, Larchant, Souppes, Arbonne, Pithiviers, Nanteau-sur-Essonne, Malesherbes – qui « ont revendiqué le glorieux titre de patrie de Lantara ».

Des liens sans doute inventés avec la forêt

Il est intéressant de constater dans ce contexte comment, à partir des années 1820, de nombreux auteurs s’attachent à affirmer les liens de l’artiste avec la forêt de Fontainebleau.

  • Le plus ancien paraît être Pierre Roux du Cantal, expert et rédacteur de catalogues de vente, qui écrit en 1822 que Lantara « n’avait […] jamais eu d’autres maîtres ni modèles que les arbres de la forêt de Fontainebleau, qu’il copiait en gardant ses moutons. ».
  • Jacques-Antoine Dulaure, auteur de nombreux ouvrages sur Paris et sa région, donne quelques années plus tard une information concordante, lorsqu’il écrit à propos de cette forêt : « C’est là qu’un misérable vacher d’Achères a puisé le goût et fait les premiers essais d’un art où il est parvenu à se faire un nom. ».
  • Louis Michelin, imprimeur melunais qui publia divers ouvrages d’érudition sur le département, précise : « Ce fut à Franchard que le célèbre Lantara essaya, pour la première fois, ses pinceaux. ».
  • Dulaure rapporte une anecdote particulièrement intéressante : « Devenu ensuite garçon d’écurie dans une auberge de Chailly, [Lantara] en eut bientôt barbouillé toutes les chambres. »

Une figure tutélaire

On voit bien comment les pratiques que commencent à développer les jeunes peintres à Chailly puis à Barbizon dans les années 1820 sont transposées sur un artiste dont on faisait ainsi une sorte de figure tutélaire.

Face à la volonté d’établir la forêt de Fontainebleau comme source d’inspiration essentielle des nouveaux paysagistes, les découvertes de Bellier de la Chavignerie ne suffisent pas à décourager les tenants de la légende : « Sa véritable patrie est bien la forêt de Fontainebleau […].

C’est en effet au milieu de cette végétation puissante, au milieu de ces splendeurs, de ces enchantements, de ces beautés toujours neuves, que Lantara vécut sa jeunesse solitaire et contemplative. Son souvenir y est désormais éternellement lié. » écrit par exemple Amédée Rolland trois ans après la publication de Bellier.

Quelles traces a-t-on réellement d’une activité de Lantara dans la forêt de Fontainebleau ?

Divers dessins et estampes montrant des forêts et des rochers ont été cités comme des témoignages de sa production locale mais ils n’ont pas une précision topographique suffisante pour que l’on puisse y reconnaître un site identifiable.

Seules deux estampes portant respectivement la mention « Vue des environs de Fontainebleau » et « Vue de la forêt de Fontainebleau » paraissent attester une inspiration bellifontaine, mais on a là encore bien du mal à identifier une localisation précise : fantaisies du dessinateur, interprétation abusive du graveur ou lettre erronée, toutes les explications sont possibles pour justifier certains détails incongrus de ces paysages bellifontains.

Il n’est bien sûr pas impossible que Lantara, né à quelques lieues de la forêt, soit venu y prendre quelques croquis mais, outre qu’il est depuis longtemps certain qu’il n’y est pas né, il paraît bien improbable qu’il y ait trouvé sa vocation et sa principale inspiration.

Lantara peintre des variations atmosphériques

L’observation des phénomènes atmosphériques

Cette présence de Lantara dans la forêt suffirait-elle à faire de lui un « précurseur de l’école de Barbizon » s’il n’en avait pas par ailleurs anticipé les pratiques et méthodes de travail ?

Un texte publié juste après la mort de l’artiste dans les Mémoires secrets dits de Bachaumont, chronique anonyme des événements survenus dans les années 1762-1787, présente l’artiste attentif à l’observation des phénomènes atmosphériques :

  • « On le voyait souvent les yeux fixés sur un sombre orage, ou sur un brillant crépuscule, se pénétrer des jeux bizarres de la nature. ».

Une anecdote publiée quelques années plus tard nous montre directement Lantara travaillant en plein air :

  • « Quelque temps après il fut à Montmartre se promener ; tout à coup il regarde le ciel : qu’il est beau ! dit-il ; jamais je n’en ai trouvé un plus propre à peindre ; allons, ces nuages sont si bien placés que si je puis les rendre dans mon tableau, je ferai un chef-d’œuvre…. Soudain il revient chez lui, près du Louvre, prendre ses pinceaux et ses cartons ; mais quand il fut revenu à Montmartre, il trouva les nuages dispersés et le ciel tout à fait changé. ».

Ce témoignage invérifiable correspond-il réellement à la méthode de travail de notre peintre ? Publié en 1817, il montre bien la préoccupation du travail « sur le motif » qui est celle des paysagistes au tournant du 19ème siècle et dont témoigne également le célèbre traité publié en 1799 par le peintre P.- H. de Valenciennes.

Un attachement à la tradition du paysage français classique

Pourtant les Mémoires secrets précisent bien que c’est à la tradition du paysage français classique du 17ème siècle que se rattache Lantara :

  • « Personne n’a mieux exprimé les différentes heures du jour ; il excelloit dans la perspective aérienne : la vapeur de ses paysages approche beaucoup celle de Claude Lorrain : ses matinées respirent une fraîcheur ravissante.

On a de lui des soleils levants & couchants, dignes de piquer la curiosité des amateurs : ses clairs de lune sont d’un argentin où l’on ne peut s’empêcher de reconnoître une vérité unique. ».

Les paysages de Lantara ont d’ailleurs été souvent comparés avec ceux de son contemporain Claude-Joseph Vernet (1714 – 1789), lui même héritier de la tradition classique de Poussin et Lorrain qu’il avait étudiée à Rome.

Mais chaque génération est tentée d’interpréter l’histoire de l’art à l’aune de ses propres préoccupations et l’on a pu aller jusqu’à faire de Lantara un « visionnaire, sorte de Turner avant la lettre […], précurseur des paysagistes romantiques et même des impressionnistes ».

Il n’est donc pas étonnant que la génération de 1830, à laquelle on peut rattacher les principaux peintres de Barbizon, ait pu voir en lui le précurseur qui légitimait ses propres pratiques artistiques.

Il suffit pourtant de regarder sans préjugés les dessins de ce charmant artiste pour constater qu’il est bien un homme de la deuxième moitié du 18ème siècle à qui, en raison d’une célébrité tardive et involontairement usurpée, on a voulu faire jouer bien des rôles qui n’étaient pas les siens.


Bibliographie : Hervé Joubeaux, Simon-Mathurin Lantara (1729-1778) : un paysagiste et sa légende. Catalogue d’exposition, Musée départemental de l'École de Barbizon, 16 avril-18 juillet 2011. Saint-Étienne : IAC, éditions d’art, 2011.

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